Quand l’ancien monde attaque le Nouveau

Jules reste impassible pendant que face à lui, Roger se lance dans une plaidoirie sans fin, devant une audience silencieuse.

Mais au fond de lui, il bouillonne.

Pas un bouillonnement de colère, mais une sorte de force qui semble monter en lui. D’abord imperceptible, elle s’intensifie à mesure qu’elle remplit tout son corps, depuis ses pieds plantés dans le sol.

Comme si cette force le poussait à se lever, il se redresse en posant les mains sur la table devant lui comme un gorille “dos argenté” qui défend son groupe.

Il regarde intensément Roger, droit dans les yeux, sans haine ni méchanceté, mais avec la force de faire ce qui est juste.

C’est à ce moment-là que le silence se fit dans la salle.


Voilà deux ans que Jules a lancé le projet.

Un terrain de la commune à l’abandon et une simple idée.

Créer un jardin collectif partagé pour les habitants de la commune.

Fruits, légumes, arbres, plantes aromatiques, tout y serait !

Fraîchement arrivé dans le village, il se sentait rempli de l’énergie d’un petit nouveau prêt à changer les choses.

Il s’est heurté à de la résistance mais avant qu’il n’eut l’idée d’abandonner, il a rencontré une, puis deux, puis trois autres personnes qui partagent la même vision.

Il organisa des rencontres pour échanger, discuter, fédérer, organiser.

Même s’il était leader pour le groupe, il tenait une place parmi les autres, comme simple membre d’une assemblée.

Le groupe s’était auto-organisé autour de certaines valeurs : contribution, mérite, intérêt collectif, autonomie.

Et les décisions étaient prises ainsi, de manière collégiale, selon la contribution et le mérite de chacun.

Le groupe est passé inaperçu au début malgré une croissance notable, passant de 4 à 28 personnes.

C’est quand les choses sont devenues vraiment concrètes que Jules a senti l’énergie changer.

Un soir, lors d’une réunion, le maire de la commune a participé en gardant le silence.

L’un des membres l’avait invité à titre d’observateur.

A la fin de la réunion, le maire vint voir Jules :

— J’adore la manière avec laquelle vous dirigez ce groupe.

— Je ne dirige pas le groupe, répond Jules du tac-o-tac, nous avançons de manière collégiale.

Le maire sourit.

— Et c’est bien pour ça que j’ai une proposition à vous faire !


Trois mois plus tard, une association avait été créée par Jules et la commune avait cédé à celle-ci un terrain abandonné mais prisé.

Le maire, ensuite, quelques semaines suivant la fin de son mandat, avait rejoint l’association lui aussi, comme simple membre.

Tout ce travail depuis le début allait enfin devenir concret, se disait Jules.

Sans se douter de ce qui l’attendait.

Le groupe était passé à 60 personnes entre temps, la cession du terrain ayant attiré quelques intérêts autres.

Jules n’était pas tombé de la dernière pluie.

Il les avait vu venir mais il ne s’attendait pas à tant d’influence, ni tant d’attaques.

Il avait remarqué qu’autour d’un certain Roger, un politicien impliqué dans différents organismes départementaux, se trouvaient 3-4 personnes qui semblaient comme chargées d’influencer différentes personnes de l’association pour les faire changer de direction voire d’opinion.

Un soir, la discussion avait été houleuse, Roger avait fait tanguer le bateau et voulait instaurer un système de paiement pour les usagers du futur jardin.

Heureusement, le cercle rapproché autour de Jules avait tenu bon, ne défendant pas tant Jules, que les valeurs qu’il portait depuis le début jusqu’à la création de l’association qui les relayait désormais.

La décision collégiale l’avait emporté sur Roger et son clan.

Mais les tensions étaient bien là.

Les mois avaient passé et l’influence de Roger allait en grandissant.

Jules le sentait et redoutait désormais les prochaines rencontres.

Il n’avait pas envie de traiter avec ce genre de personnes, il avait quitté le monde de l’entreprise à cause d’elles justement, à la limite du burn-out, épuisé de défendre parfois seul contre tous et sans arrêt les valeurs qui lui étaient chères.

Inconsciemment ou pas, il avait sauté une réunion puis une deuxième.

Quand il se décida à y retourner, il put constater que Roger avait pris encore plus de place, compromettant l’idée même du projet d’origine.

Dès l’arrivée de Jules, les membres de son cercle rapproché lui avaient lancé des regards graves, sans rien dire.

Mais Jules avait compris.

C’est ce soir que ça allait se jouer.


Il s’installe à la grande tablée et regarde l’ordre du jour.

Roger avait demandé à changer le mode de fonctionnement de l’association, et voulait créer une structure plus classique avec notamment un président, poste dans lequel il revendiquait les qualités et l’expérience, et un système de vote plus rigide.

Une fois en place, rien ne pourrait arrêter Roger dans ses idées bien différentes de celles à l’origine du projet.

Jules resta silencieux pour les premiers points de l’ordre du jour, mesurant dans sa tête les pour et les contre.

Allait-il revivre la même chose que 3 ans auparavant dans l’entreprise qu’il avait aidée à monter ?

Allait-il laisser ses valeurs et l’esprit de son projet être remplacés ainsi lors d’une simple réunion un vendredi soir à 22h ?

Une part de lui se voyait déjà passer le pas de la porte, en silence, sous le regard médusé de l’assemblée, et rentrer chez lui pour se verser un verre d’un vieux whisky et le boire au fond de son fauteuil tout en grattant l’oreille de son berger australien.

Mais son corps semblait paralysé comme si une force invisible le maintenait en place, les pieds dans des blocs de ciment.

Roger avait pris la parole, expliquant son projet de réforme de la structure de l’association, argumentant, défendant son bilan personnel, ses ambitions pour l’association.

Ses talents d’orateur étaient indéniables.

De nombreux regards se tournaient vers Jules, guettant désespérément une réaction.

Mais c’est quand Roger commença à attaquer frontalement les valeurs défendues par Jules, le traitant d’utopiste hippie que ce dernier sentit la force monter en lui.


Le silence est pesant.

Quand Jules s’est levé en silence, Roger s’est tu, à la surprise de sa garde rapprochée.

Il regarde Jules et bredouille enfin :

— Je n’ai pas fini …

— Je crois que tout le monde a compris ce que tu avais à dire.

Le ton est ferme.

Jules se redresse complètement et s’adresse à l’assemblée.

— Ce projet est parti d’une idée simple sur des valeurs simples. Des personnes ont rejoint le projet parce qu’elles croyaient en cette idée. Un terrain a été cédé pour réaliser cette idée sur la base des valeurs qui l’accompagnent.

Oui, nous fonctionnons peut-être différemment de ce que vous avez connu ou de ce que vous connaissez. Nous ne sommes pas là pour reproduire l’ancien. Voyez dehors où l’ancien nous a mené, s’exclame Jules en pointant vers l’extérieur.

Si nous avons pu avancer jusqu’à aujourd’hui, c’est que notre manière de fonctionner porte ses fruits.

Oui, nous avons beaucoup de choses à apprendre, à construire, à élaborer, à penser autrement et toutes les compétences et tous les profils sont les bienvenus … à condition qu’ils partagent pleinement les valeurs de ce projet, termine Jules en posant son regard sur Roger, avec fermeté et respect.

Ce projet respectera et fera respecter ces valeurs jusqu’au bout.

Quiconque n’est pas en accord avec ça est invité à quitter la salle sur-le-champ, conclut Jules en reprenant la position du gorille.

Le silence est intense.

Chaque seconde, un nouveau regard se pose sur Roger.

Sa garde rapprochée baisse les yeux.


La séance est levée.

Le cœur de Jules bat à 100 à l’heure.

Ses pensées tournent à la même vitesse.

Est-il allé trop loin ?

A-t-il utilisé les bons mots ?

Est-il passé pour un dictateur ?

Il regarde autour de lui et l’ancien regard grave de ses proches a cédé la place à un regard féroce, rempli de fierté.

Le reste de l’assistance semble le regarder avec un mélange d’admiration et de crainte, n’osant pas trop prolonger le contact visuel.

— Vous auriez fait un très bon maire, Jules, lui dit l’ancien maire qui s’approche, souriant.

— Je ne suis pas sûr, à en croire le regard de certains, répond Jules timidement.

— C’est d’un leader dont ces personnes avaient besoin, un leader qui défend une idée, une vision différente et qui est prêt à sortir les crocs pour elle. Et c’est ce qu’ils ont trouvé.

— Je n’ai jamais voulu être un leader, se défend Jules.

— C’est bien pour ça que vous en êtes un excellent !

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4 réflexions au sujet de “Quand l’ancien monde attaque le Nouveau”

  1. J’aime beaucoup cette d’histoire en souhaitant qu’elle devienne comme le levain qui ensemencé beaucoup l’esprit pour d’autres initiatives respectueuses de la Vie .

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  2. Merci beaucoup pour le partage de ce récit Jean-Philippe ! Dites-moi que Jules, ceux qui partagent ses valeurs et son projet existent vraiment ! Qu’ils ne sont pas seulement un espoir mais une réalité qui se concrétise chaque jour un peu plus !

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