L’avocate qui avait peur de faire une erreur

Les deux parties rentrent dans la salle d’audience et s’installent au bureau du juge.

L’instant est solennel, la tension palpable, les visages fermés.

Les dossiers sont ouverts ici et là.

Des documents sont sortis, montrés, examinés puis discutés.

Le silence se fait et laisse place à la plaidoirie.

L’avocate du demandeur déroule son argumentation, provoquant une prise de notes effrénée chez l’avocate de la défense, Linda.

Cette dernière tente de dissimuler ses doigts qui tremblent légèrement, en gardant posés ses poignets sur la table et en s’agrippant à son stylo.

D’autant que le demandeur est juste à côté d’elle et elle ne veut rien laisser paraître.

Mais le contrôle lui échappe quand l’avocate adverse lui fait remarquer qu’elle a fait une erreur majeure dans les documents.

De sa voix particulièrement grave, Linda tente une explication, fait mine de chercher pour vérifier, s’embrouille légèrement, et finit par admettre à moitié son erreur tout en passant rapidement à autre chose.

Mais l’émotion est bel et bien là.

Cette boule au ventre, cette respiration saccadée, ces mains moites …

C’est au tour de Linda de prendre la parole, elle reprend ses notes en tremblant légèrement et se met à parler en cherchant ses mots.

Tout est confus dans sa tête, comme si un brouillard avait envahi son esprit, et les idées ne s’enchaînent plus.

Avec l’expérience, elle sait qu’en s’accrochant à ses notes, elle peut garder un cap, un fil directeur, …

Elle tient bon, tant bien que mal.

Elle repense à l’erreur qu’elle a faite.

Puis elle lève un court instant ses yeux vers le juge qui la dévisage derrière ses lunettes épaisses et le temps semble s’arrêter.


Linda joue aux échecs avec son père.

Jouer n’est pas le bon mot … pour elle, il s’agit plutôt d’une corvée.

Mais c’est le rituel du dimanche depuis qu’elle a 6 ans.

Elle se tient droite sur sa chaise pour paraître plus grande, les deux poignets reposant délicatement sur le bord de la petite table avec l’interdiction de toucher une pièce sans être absolument sûr.

— Pièce touchée, pièce jouée ! Pas d’erreur ! répétait son père en levant le doigt d’un ton dur.

En début de partie, Linda généralement s’en sort bien, ses capacités d’analyse s’étaient développées et elle avait appris des stratégies.

Mais au fur et à mesure que la partie avançait, le stress montait.

La bataille était acharnée au point que le père perdait pied car les pièges tendus par Linda se refermaient sur son roi.

Si elle bougeait son fou, la partie était perdue pour lui.

Il n’avait pas pu faire d’erreur pour en arriver là, ce n’était pas acceptable, se disait-il d’une voix lointaine dans sa tête.

Il ne pouvait pas se faire battre par une fillette de 12 ans, ce n’était pas possible, pas acceptable ! se dit-il encore une fois.

Linda était concentrée sur sa partie malgré le stress et sentait qu’elle prenait l’avantage.

Elle leva la main pour s’apprêter à jouer.

— Ne fais pas d’erreur ! l’interrompit son père soudainement.

Linda s’arrêta net et reposa sa main.

Elle prit le temps de revoir sa stratégie mais elle était confiante, son occupation de l’échiquier lui donnait un avantage décisif.

Elle leva la main à nouveau en fixant intensément la pièce du fou du regard.

— Attention à ce que tu fais ! cria son père anxieux à l’idée d’un coup décisif contre son roi.

La nouvelle interruption fit sursauter Linda.

Elle leva un court instant ses yeux vers son père qui la dévisageait derrière ses lunettes épaisses.

Son regard s’arrêta un court instant sur la cicatrice du menton de son père mais elle revint rapidement à l’échiquier, et écarquilla les yeux de stupeur.

Malgré elle, dans l’élan interrompu, son doigt toucha non pas le fou, mais le cavalier.

— Pièce touchée, pièce jouée ! hurla presque le père d’une voix victorieuse.

— Non, non, non, ce n’est pas ce que je voulais jouer, s’il te plaît … supplia Linda d’une toute petite voix.

— Pièce touchée, pièce jouée, et arrête avec cette voix de fillette ! s’emporta à nouveau le père. Je t’ai dit de ne pas faire d’erreurs !

Linda ne savait plus quoi faire.

Elle était au bord des larmes, mais hors de question de pleurer devant son père.

Elle tenait le cavalier difficilement entre ses doigts moites.

Une boule au ventre l’envahissait, sa respiration se saccadait, elle n’était plus capable de penser.

Elle perdit la partie dans les quelques coups suivants.


Linda sent une main se poser délicatement sur son bras, comme pour arrêter le tremblement de ses doigts.

Elle reprend ses esprits.

C’est le demandeur de la partie adverse qui la regarde intensément.

— Vous avez le droit de faire une erreur, dit-il tout doucement pour qu’elle seule puisse entendre.

Linda s’interrompt, ne laissant rien paraître, mais intérieurement, une chaleur l’envahit et la boule au ventre semble se dissoudre comme par magie.

Un soulagement l’envahit, son visage se détend.

Le demandeur enlève sa main discrètement.

Linda se racle la gorge bruyamment en s’excusant d’une voix cassée.

Elle tousse une nouvelle fois et reprend la parole avec une voix nouvelle, moins grave que précédemment.

Elle s’entend parler avec à la fois plus de douceur et plus de confiance.

Ses pensées se posent plus elles aussi, elle y voit plus clair.

Et elle sourit.


— Tu m’énerves avec tes « Pièce touchée, pièce jouée », hurla Edmond à sa sœur !

Il lui jeta une pièce d’échecs à la figure.

Sa sœur se leva de fureur, prit le plateau de jeu et le lança au visage de son petit frère qui encaissa le choc et tomba par terre.

La mère intervint pour le consoler et chercha de quoi arrêter le saignement au menton du petit garçon.

Le père resta de marbre lisant son journal et fumant la pipe.

Sans bouger, ni lever les yeux, il finit par dire :

— Cesse de pleurer, tu l’as cherché et en plus tu te fais battre par une fillette de 12 ans. Ce n’est pas acceptable, Edmond, pas acceptable …

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1 réflexion au sujet de « L’avocate qui avait peur de faire une erreur »

  1. Bonjour, Bel Article qui m’a fait réaliser ceci « j’ai le droit d’échouer et de recommencer autant de fois que nécessaire » et que celui qui se l’interdit est resté bloqué sur une scène du passé qui l’a profondément marquée… moi en l’occurrence.
    Merci Monsieur Jean-Philippe…

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