Pourquoi les “non-réveillés” sont indispensables

Lucie aperçoit Julien dans le hall de la gare.

Impossible de le manquer, il dépasse tout le monde d’une tête, en plein milieu du hall.

— T’aime bien rester planter en plein milieu de la foule, frérot ! lui lance-t-elle alors qu’elle s’approche.

Ils s’enlacent.

— C’est une stratégie éprouvée ! répond-t-il tout sourire, je ne me fatigue pas, je suis comme un phare au milieu du chaos ! Les autres me trouvent rapidement.

— T’as pensé au cadeau pour leur quarantième anniversaire ? demande Lucie.

Julien tape doucement sur son sac en bandoulière en guise de réponse.

— Ok, alors c’est parti pour la voie 12, annonce-t-elle.

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Lucie est frustrée.

Assise sur la banquette dans le train, elle n’arrive pas à comprendre comment Julien n’est pas plus “réveillé” au monde actuel.

Elle observe sa propre frustration et essaie de lâcher prise, en vain.

Voilà deux heures qu’il lui raconte ces histoires de son boulot comme consultant dans de grandes entreprises, à passer son temps en réunion, à faire de la politique et à résoudre des situations chaotiques où les équipes ne savent plus travailler ensemble.

Lucie, elle, aura mis des années à sortir du “système”, à sortir d’une vie traditionnelle, à grands renforts de stages, de livres, de formations, d’accompagnements divers et variés.

Son ancienne vie de cadre dans les ressources humaines, elle est déjà loin et même si tout n’est pas toujours facile aujourd’hui, Lucie ne la regrette pas le moins du monde.

Bien au contraire, quand elle écoute parler Julien de sa vie notamment professionnelle, elle ne se voit pas y retourner du tout !

Elle ne comprend d’ailleurs pas comment Julien arrive encore à y rester.

D’autant qu’il s’est énormément ouvert au développement personnel.

Elle se rappelle la première fois qu’elle lui avait dit qu’elle s’était formée aux soins énergétiques …

— Tu fais comme les Jedis dans la guerre des étoiles avec les mains là ? avait-il demandé avec un sourire mi-affectueux, mi-moqueur.

Depuis, il avait fait plusieurs séances de soins pour lui-même, et il était même allé voir une médium !

Lucie n’en était pas revenue !

La conversation avait laissé la place à un silence.

Julien sort alors un livre de sa sacoche.

— Tu lis quoi ? demande-t-elle curieuse, reconnaissant vaguement la couverture.

— Le pouvoir du moment présent, de … – Julien regarde à nouveau le livre -, Eck-hart To-lle ? articule-t-il. Je ne sais pas comment ça se prononce. Je n’ai pas tout compris mais c’est pas mal en fait …

Lucie ouvre de grands yeux.

— La médium m’avait parlé d’un livre, “Conversations avec Dieu”, mais c’était trop perché pour moi, j’ai pas accroché …, continue-t-il.

— Quand ce n’est pas le moment, ce n’est pas le moment, c’est ok, répond Lucie, essayant de cacher sa surprise.

Il n’avait pas lu le livre, mais tout de même !

Voilà que son grand frère, cartésien, rationnel, bien ancré encore dans une vie traditionnelle, à jouer encore beaucoup selon les règles du “système”, s’essayait à la spiritualité et avait essayé de lire “Conversations avec Dieu” !

Lucie avait envie de le bousculer pour qu’il se réveille, tout en sachant qu’elle devait respecter son cheminement.

Pourquoi se prenait-elle autant la tête là-dessus ?

Parce que c’était son frère et qu’elle voulait qu’il soit épanoui ?

Il était épanoui, il aimait son boulot, avait-il dit :

— Ouais c’est cool, ça me plaît bien et puis j’ai pu refaire l’appart avec ma dernière mission ! avait-il plaisanté.

S’il se disait épanoui, et bien soit !

Bien qu’étant sa sœur, qui était-elle pour dire qu’il serait mieux sur un autre chemin ?

— De quoi avez-vous parlé avec la médium ? demande-t-elle de but en blanc comme pour sortir de ses propres pensées.

Julien regarde sa sœur du coin de l’œil, un peu hésitant.

— Elle m’a dit que … j’avais un grand rôle à jouer dans la spiritualité, que … le monde allait changer et qu’il fallait que j’apporte ma saaaa-gesse aux gens, dit-il d’un ton solennel, volontairement sur-joué.

Lucie retient un sourire, pinçant ses lèvres pour s’empêcher de foncer tête baissée.

— et … ? dit-elle pour l’inviter à développer.

— et … que j’allais aider les gens à basculer vers ce nouveau monde, continue Julien, toujours hésitant, voyant que sa sœur commençait à bouillonner d’excitation.

— Oui, c’est ça ! explose Lucie. Il faut aider les gens à basculer vers le Nouveau Monde, pour le créer, sortir d’un système qui est devenu obsolète et aliénisant, qui aspire l’énergie des gens toujours un peu plus pour les priver de leurs libertés, de leur autonomie et de leur spiritualité, qui divise et crée de la séparation à la moindre occasion ! Tu as un rôle à jouer ! Je ne comprends pas comment tu peux rester dans ce boulot, être satisfait de gérer de la politique, à faire des réunions sans fin et travailler pour des boîtes qui sont uniquement en recherche de plus de profits !

Lucie pousse un grand soupir, soulagée d’avoir lâché l’objet de ses pensées depuis deux heures.

Julien reste silencieux, regardant sa sœur dans les yeux, le visage bienveillant.

Lucie le regarde en retour, apaisée par la profondeur de son regard.

Le temps s’arrête un moment.

Lucie se sent plonger dans l’univers des yeux de son frère, comme aspirée par la rotation d’une galaxie, découvrant l’immensité intérieure de Julien remplie d’une sagesse infinie.

Elle ressent une puissance intérieure incroyable, une sérénité, une présence, qu’elle n’avait encore jamais ressentie chez lui.

La naissance d’un sourire sur le visage de Julien la fait revenir dans le train.

— Ça y est, ça va mieux ? demande-t-il gentiment.

— Oui désolée, c’est juste que j’ai envie que tu te réveilles, que tu participes à ce Nouveau Monde, tu n’as plus rien à faire dans l’Ancien !

— Ecoute, dit-il après un court silence, si effectivement, il y a un nouveau monde en préparation, et que mon rôle c’est aider à préparer cette bascule, il faut bien qu’il y ait des gens qui restent dans l’ancien pour continuer à aider les gens non-éveillés encore. Si tous ceux qui peuvent aider quittent le navire, il n’y a plus personne pour l’aider à changer de direction ! dit-il en rigolant. Ça me fait penser à cette boîte où le directeur général …, reprend-t-il après une pause.

Lucie reste bouche bée pendant que Julien commence à raconter une autre de ces histoires du boulot.

La logique de son frère est implacable, pense-t-elle.

Les personnes trop “réveillées” sont plus ou moins sorties de l’ancien monde, elles ne peuvent plus ni comprendre ni vivre dans l’ancienne manière de faire. C’est devenu trop dur pour elles.

Qui peut alors aider ceux qui sont encore dans l’ancien monde ?

Des personnes qui ont cette mission d’aider cette bascule vers le Nouveau Monde mais qui ne sont pas encore complètement éveillées à celui-ci. Car sans le savoir, elles accomplissent ce travail, sous couvert d’un boulot qui, en apparence, n’a pas forcément grand chose à voir.

Lucie reste silencieuse, et alors qu’elle semble intégrer cette prise de conscience et changer sa perspective, son regard sur son frère change lui aussi, alors qu’il continue à parler.

Il est sur son chemin.

Il est aligné avec sa mission.

Il participe lui aussi à cette grande bascule qui s’annonce.

Elle le regarde avec un amour renouvelé et sourit.

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