Edgar et le secret de la reconnexion à la Vie

Sylvie regarde par la fenêtre les jardins communs de la résidence, les mains dans les poches.

Elle se sent vide ce matin.

Rien.

Pas de joie, pas d’enthousiasme, pas de Vie presque.

Certes, il y a des affaires courantes qui la travaillent mais elle en a vu d’autres.

Alors qu’est-ce qu’il se passe ? se demande-t-elle sincèrement.

Edgar fait un saut élégant sur le meuble devant la fenêtre pour se mettre à porter de caresse de Sylvie.

Elle le regarde sans bouger.

15 ans qu’ils vivent ensemble, elle a l’impression de l’avoir toujours eu dans sa vie.

— T’en penses quoi ? hein ? lui demande-t-elle spontanément. Qu’est-ce que je peux faire pour me “remplir” en quelque sorte ? pour retrouver de l’énergie ? tu vois ce que je veux dire ?

Edgar la regarde intensément sans bouger.

— La gratitude, oui bon, je sais, c’est un classique, dit-elle blasée.

Edgar change légèrement d’expression comme s’il levait les yeux légèrement vers le ciel.

— D’accord, d’accord, je vais le faire, concède-t-elle en soupirant.

Sylvie sort les mains de ses poches puis commence un monologue en regardant au loin.

Elle cherche ses pensées et ses mots au début, comme un écolier qui récite laborieusement une poésie, puis finit par trouver un rythme :

J’ai … de la gratitude pour … le temps qu’il fait, cette belle lumière, ce ciel bleu.

J’ai de la gratitude pour … le bon café de ce matin.

J’ai de la gratitude pour … ces graines reçues gratuitement hier.

J’ai de la gratitude pour le chemin de vie que j’ai parcouru jusqu’ici.

J’ai de la gratitude pour toutes les expériences qui m’ont amené à qui je suis ici et maintenant.

J’ai de la gratitude pour les personnes dans ma Vie qui m’aiment, me soutiennent, me font rire, pour leur présence, leur écoute.

J’ai de la gratitude pour qui je suis, tous les membres de ma famille étendue qui m’ont aidé à grandir, à devenir qui je suis, ne serait-ce que par un geste, un sourire, une parole.

J’ai de la gratitude pour les personnes qui se sont trouvées sur mon chemin à des moments-clés dans ma vie.

J’ai de la gratitude pour ce corps et que j’oublie de remercier parfois.

J’ai de la gratitude pour ma famille, pour leur présence, et leur mission spirituelle de me faire grandir.

J’ai de la gratitude pour toutes les personnes qui contribuent à créer quelque chose de nouveau, de plus harmonieux, respectueux dans ce monde.

…

— Et j’ai de la gratitude pour mon petit Edgar, mon confident, mon ami, mon guide spirituel ! C’est vrai que ça fait du bien, dis donc ! s’exclame-t-elle avec un enthousiasme retrouvé.

— Quelle bonne idée t’as eu ! continue-t-elle en faisant une caresse énergique à Edgar.

Edgar se secoue la tête comme pour remettre ses poils en place.

— Oui, je me sens remplie à nouveau, là aussi dans mon cœur, dit-elle en posant la main sur sa poitrine. C’est fou comme je sous-estime cette pratique, alors que ça ré-aligne mes pensées et mes ressentis.

Un moment passe et un réflexe d’ennui pousse Sylvie à sortir son téléphone de la poche.

Elle fait défiler les titres de l’actualité :

• Une nouvelle loi à l’Assemblée nationale qui fait réagir
• Des nombres de victimes dans un conflit à l’étranger
• Des révélations sur un scandale politique
• …

Sylvie a bien compris que le monde ne tournait pas rond. A force de regarder documentaire après documentaire, de lire livre après livre, elle a bien compris qu’il fallait savoir lire entre les lignes des titres d’actualité pour comprendre ce qui se tramait.

Plus rien ne l’étonnait, et même quand elle n’avait rien consulté sur un sujet, elle devinait plutôt bien ce qui se passait en coulisses et généralement c’était avéré dans les 6 mois qui suivaient.

Et pourtant elle continuait frénétiquement à se documenter, à lire et écouter comme pour confirmer ce qu’elle savait déjà au fond d’elle.

Comme un besoin addictif de savoir, de comprendre, peut-être dans l’attente d’un événement en particulier sans savoir lequel.

Edgar pousse soudainement des miaulements réprobateurs qui sortent brusquement Sylvie de son état hypnotique.

— Oui bon ça va, t’es pas mon père non plus !

Edgar ferme les yeux lentement.

Sylvie le regarde dubitative.

Elle prend conscience de sa posture et se redresse pour regarder à nouveau par la fenêtre.

Elle jette un œil sur Edgar qui a toujours les yeux fermés.

Elle ferme elle aussi les yeux, par mimétisme.

Ses pensées partent dans tous les sens, elle met quelques instants à en sortir avant de prendre volontairement une respiration.

— Punaise, mais je me sens presque vide à nouveau ! dit-elle surprise.

Elle rouvre les yeux vers Edgar qui la regarde intensément comme en attendant un événement particulier.

Elle le regarde.

Il la regarde.

Sylvie regarde son téléphone.

Edgar regarde le téléphone.

Sylvie regarde à nouveau Edgar.

Edgar la regarde à nouveau.

— OK, OK j’ai compris, t’as gagné !

Sylvie pose son téléphone sur le meuble à côté du félin.

Elle enfile ses chaussures, prend ses outils de jardinage et attrape les graines dans leur sachet.

— Il est temps de commencer ce potager partagé, tu viens ? lance-t-elle à Edgar en ouvrant la porte de l’appartement.

Edgar fait un saut tout en silence pour descendre du meuble, vient se frotter délicatement sur les jambes de Sylvie et lui montre le chemin vers le jardin de la résidence.

Le cœur de Sylvie se remplit de gratitude en le voyant s’éloigner devant elle, alors qu’elle ferme la porte.

Et elle sourit.

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