Sortir du flot : une fable sur la course effrénée de la vie

Juliette essaie de garder le rythme.

Son souffle est court.

Ses jambes sont tendues.

Le choc à chaque pas sur le sol dur résonne dans son corps mais le bruit se fond dans celui des autres.

La foule avance ensemble, tant bien que mal, dans le silence des mots et le vacarme des pas.

Ça se bouscule, ça dépasse sans prévenir.

— Rester dans le flot, se répète Juliette inconsciemment.

— Garder le rythme, se dit-elle encore.

En effet, le moindre changement de rythme, c’est risquer de se heurter aux autres, de trébucher, puis de se faire rentrer dedans par les personnes qui suivent.

Juliette se concentre sur la personne devant elle et se cale sur son rythme, un peu trop rapide.

Elle doit forcer pour suivre, elle le sent.

Soudain, un grognement dans la foule un peu plus loin devant.

Une personne marche au ralenti et le flot fait un écart avant de fusionner à nouveau, comme un cours d’eau autour d’une pierre.

Juliette avait tenté une fois de regarder en arrière pour voir pourquoi la personne marchait aussi lentement.

Bien mal lui en a pris !

La personne derrière elle lui avait accroché le talon et elle avait trébuché.

Elle était passée à deux doigts de prendre l’équilibre, il s’en était fallu de peu.

Depuis son mantra, c’est “garder le rythme”.

Ça lu évite de penser à la douleur dans ses jambes !

Le flot de personnes devient plus étroit par moments, comme guidés par des lignes latérales invisibles.

Pas le droit à l’erreur dans ces moments-là, sinon c’est la chute assurée.

A la sortie d’un goulot, le flot s’écarte à nouveau pour reprendre la place et Juliette aperçoit alors le bord et ce qu’il y a au-delà des personnes qui avancent.

Elle croit d’abord avoir rêvé.

Elle voudrait regarder en arrière, mais elle connaît le risque.

Elle veut en avoir le cœur net.

Elle décide d’adopter une autre stratégie, se rapprocher du bord.

Elle guette alors les moments où l’espace entre les personnes s’élargit sur sa droite et tente de s’insérer.

Elle y arrive dès sa deuxième tentative.

Elle continue ainsi à changer sa trajectoire légèrement pour enfin arriver près du bord du flot.

Ce qu’elle voit alors la surprend tellement qu’elle en manque de trébucher.

Régulièrement, une personne est assise parterre !

A l’arrêt, sans marcher !

Et ces dernières regardent tranquillement les gens continuer à marcher.

En retour, ils reçoivent de la foule des regards réprobateurs, emprunts de jugement et de mépris.

Comme celui de Juliette pour le dernier qu’elle voit.

Elle garde le rythme mais suit du regard chacune des personnes arrêtées comme pour essayer de mieux voir leur visage.

Elles semblent décontractées, presque souriantes.

Certaines se massent les jambes et une vague de soulagement envahit leur visage.

Le jugement et le mépris laissent la place à l’envie.

Juliette n’en revient toujours pas.

— Il est donc possible de faire une pause ? se demande-t-elle suspicieuse de ses propres questions.

Ça ne lui était jamais venu à l’idée.

Le rythme de la foule la sort de ses pensées pendant un instant.

— Garder le rythme, se répète-t-elle à nouveau.

Elle continue de scruter le côté et aperçoit une personne, puis une autre, puis une autre encore.

Son regard croise un peu plus loin celui d’un homme assis parterre, appuyé sur ses coudes, les genoux pliés.

Lorsqu’en arrivant tout près, elle aperçoit son sourire, ni une, ni deux, elle bondit hors du flot et se retrouve sur le côté.

Juliette est surprise de sa propre initiative.

Elle respire rapidement et s’en étonne encore plus maintenant qu’elle est à l’arrêt !

Elle baisse les yeux pour regarder ses jambes, comme pour en être sûre.

Il lui faut un moment pour comprendre qu’elles sont immobiles.

— Ça fait tout drôle hein !? demande une voix.

C’est l’homme assis parterre qui l’interpelle.

— Première fois ? demande-t-il.

Juliette rassemble ses pensées et relève la tête.

— Oui, première fois, répond-elle ne sachant pas si c’est une bonne chose ou non.

L’homme sourit.

— Vous n’avez encore rien vu, essayez de vous asseoir pour voir, lui conseille-t-il anticipant sa réaction avec un sourire.

Juliette s’exécute lentement.

Elle se rapproche de l’homme et adopte la même position que lui.

Quand elle s’allonge sur ses coudes, elle pousse un profond soupir de soulagement en fermant les yeux.

— Et voilà, c’est de ça dont je parlais ! dit-il en rigolant. Ça fait du bien une petite pause, n’est-ce pas ? Juste prendre le temps de respirer sans se demander si on va trébucher sur quelqu’un.

Juliette rouvre les yeux et voit le flot de personnes défiler devant elle, comme une masse informe sans visages.

Son cœur se remet à battre de plus belle.

— Je ne savais pas qu’on pouvait faire des pauses, dit-elle doucement, en ayant du mal à reprendre un souffle normal.

— Prenez le temps de respirer, c’est normal que le rythme ralentisse, ça se voit que vous n’avez pas l’habitude, se moque-t-il presque.

Juliette prend quelques respirations saccadées puis finit par trouver un rythme plus lent et plus profond.

— Voilà, il semblerait que vous l’ayez trouvé, dit l’homme qui continue de l’observer. Ce n’est pas facile, les premières fois, de sortir de ce rythme, là, continue-t-il en montrant la foule avancer. On croit que c’est la normalité, qu’il faut avancer à ce rythme, qu’il faut respirer à ce rythme, sinon …

— Sinon quoi ? reprend Juliette.

— Bah je vous demande, justement, sinon quoi ? demande-t-il taquin. Qu’est-ce qu’il se passe si vous prenez une pause quelques minutes ?

Juliette ne sait pas quoi répondre.

Elle jette des coups d’œil autour d’elle comme pour voir si quelque chose de spécial se passait.

Rien.

— Exactement, dit-il sans attendre de réponse. Il ne se passe rien. On fait une pause 5 minutes et alors ? la Terre continue de tourner ! La foule, là, continue d’avancer à toute allure mais moi je reprends ma respiration et je détends mes jambes, termine-t-il en les massant activement.

Juliette ne trouve aucune objection.

— Bon allez, c’est pas tout ça, j’y retourne, dit-il.

Il se lève d’un bond, fais quelques pas hésitants pour essayer de s’insérer puis soudain disparaît dans la masse, comme avalé par un monstre.

Juliette malaxe ses jambes, elle aussi, et ses muscles la remercient.

Elle apprécie de plus en plus ce temps de pause et commence à se dire qu’elle va certainement remettre ça souvent désormais.

Elle se relève après quelques minutes de plus et fait bouger ses chevilles comme pour s’échauffer.

Elle fait quelques pas hésitant dans le sens de la foule, comme l’homme l’avait fait auparavant.

Juliette découvre la difficulté “d’attraper” le rythme de la foule, c’est comme vouloir prendre un train en marche.

Plusieurs fois, elle tente une accélération pour s’insérer, hésite et reste finalement sur le côté.

La foule lui donne une sensation paradoxale comme si elle ne voulait plus de Juliette et en même temps comme si elle exigeait qu’elle revienne dans le flot.

La frustration la gagne, des pensées de doute la submergent.

Et si elle n’arrivait plus à reprendre le rythme de la foule ?

Elle sent son souffle se raccourcir.

Elle essaie alors de se calmer et ralentit pour trouver un pas lent et régulier.

Elle regarde la foule avancer à toute allure.

Elle regarde ses jambes avancer pas après pas.

Soudain, c’est le déclic.

Comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt ?

Même l’homme de tout à l’heure n’y avait probablement pas pensé, se dit-elle aussitôt.

Pourquoi je ne continuerai pas à avancer ainsi ?

En dehors de la foule ?

A mon rythme ?

Ses yeux s’agitent dans toutes les directions, comme à la recherche d’un piège dans cette idée.

En vain.

Elle adopte alors un pas qui lui convient, laisse sa respiration s’adapter.

Elle relève la tête et sourit.

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5 réflexions au sujet de “Sortir du flot : une fable sur la course effrénée de la vie”

  1. Merci Jean-Philippe pour cette belle histoire pleine de bon sens, à lire tous les jours.
    On peut le savoir et mettre beaucoup du temps à l’intégrer. 😉

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  2. Un grand merci Jean-Philippe pour vos histoires toujours empreintes de bienveillance et d’une extrême clairvoyance. Celles-ci “résonnent” beaucoup sur mon parcours et je prends systématiquement le temps de me poser, à un moment ou à autre, afin de les lire attentivement, avec toujours beaucoup de plaisir.

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  3. Cette histoire m a rappelé la pire panique de ma vie. Au retour de Suède on a traversé l ‘Allemagne j étais au volant et sur la 3 ème voie je me suis ” encastrée” dans une file de Mercedes dans laquelle je devais maintenir la vitesse au km près si je ne voulais pas me faire défoncer ou entrer dans le véhicule me précédant , la peur absolue ! Aucune possibilité de choix, juste suivre le mouvement.

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