Le jour où j’ai dit au directeur qu’il ne faisait pas son boulot

Automne 2010.

Il est 8h.

Je rentre dans le bureau impressionnant du directeur général de l’entreprise pour laquelle je travaille.

Toutes les parois du bureau sont vitrées.

Il a donc vu sur tout l’étage, sur tous les bureaux en open space.

Je lui sers la main et il m’invite à m’asseoir à la grande table de réunion.

J’ai une légère appréhension, il est quand même responsable de 1500 personnes …

Pourquoi veut-il me voir ?


Cela fait 4 ans que je travaille pour cette entreprise.

J’avais quitté la précédente parce que ce n’était pas assez technique pour moi. J’étais déjà un peu geek depuis longtemps, un grand fan des technologies open source et de l’état d’esprit qui les accompagne : partage, collaboration, entraide, contribution,…

J’avais déjà demandé à changer de mission et je m’étais retrouvé sur un projet encore pire …

J’avais l’impression de ne plus pouvoir réfléchir devant l’ordinateur, je rêvais de technologies plus complexes et je n’arrivais même pas à utiliser le logiciel où il suffisait de cliquer.

J’allais aux toilettes pour pleurer, je procrastinais comme pas possible.

Je devais probablement faire une dépression.

C’était ma première expérience professionnelle.

Alors démissionner m’a demandé beaucoup de courage.

Et j’ai trouvé un poste dans une petite équipe spécialisée dans les technologies open source.

Je me suis senti revivre !

Des collègues qui parlaient la même langue que moi, des personnes pointues sur les aspects techniques, des projets enfin intéressants.

Très vite, j’ai pris des responsabilités projets, accompagné par un excellent mentor.

Je savais “traduire” entre l’équipe technique et les clients.

Les projets s’enchaînaient, l’équipe grossissait avec les projets.

Je me suis retrouvé à gérer 7 projets en parallèle (avec engagement de résultat pour ceux qui connaissent), 12 consultants, 5 clients différents.

J’adorais faire le tour des “popotes”, aller voir chacun, demander comment ça allait et coacher les équipes sur leurs difficultés.

Mais j’étais en vitesse de croisière.

J’avais besoin de nouveauté.

Puis une restructuration s’annonce dans l’entreprise.

Je deviens responsable d’une entité de 50 personnes.

Protégé jusqu’ici, je plonge sans le savoir dans un délire administratif et politique insoupçonné …


Je quitte le “plateau” des équipes et on m’affecte un bureau au siège, juste devant le bureau du directeur général.

On me dit que c’est important d’être “vu” au siège.

Le costume et la cravate sont de rigueur également.

“C’est important !”, on me dit.

On me donne des objectifs pour l’année, et après une phase de reprise laborieuse de projets en perdition, je retrouve un rythme de croisière.

Je remplis des fichiers excel (véritables usines à gaz qui plantent) où je coche des cases pour chaque demi-journée du mois pour chacun des 50 consultants pour savoir s’ils ont été facturés ou non.

Oui, oui, ça fait bien plus de 1000 cases à remplir chaque mois.

Je fais passer des entretiens annuels d’évaluation à des personnes que je ne connais pas, que je verrais une fois par an, et de toute façon, j’ai une enveloppe d’augmentation ridicule à distribuer.

Je fais passer des entretiens d’embauche toutes les semaines, l’objectif est de recruter 12 personnes sur l’année. Je lis des CVs, fais passer des entretiens à 7h30 le matin ou 19h30 le soir.

C’est peut-être ce qui m’éclate le plus, découvrir le parcours des gens, leurs talents, comprendre comment ils fonctionnent et comment ils pourraient intégrer nos équipes.

Je découvre avec naïveté la politique, les jeux de pouvoir, les piques, les règles du jeu informelles, …

Sans me rendre compte qu’un vide grandit en moi, même si j’ai du mal à poser des mots dessus.

Après 6 mois, je commence à le partager aux collègues : l’absence de sens dans l’entreprise, de vision, d’élan pour construire quelque chose tout en étant vraiment présent pour les équipes.

L’esprit qui m’avait tant attiré au début avait disparu, évanoui.

Et je faisais partie des responsables.

On me dit que les choses vont changer.

Mais elles ne changent pas.

On me tape sur les doigts parce que quelques cases sur les 1000 que je dois remplir sont incorrectes.

Deux consultants ont démissionné.

— Ce n’est pas bon pour tes chiffres du mois, me dit ma responsable, tu aurais dû essayer de les garder !

Je lui réponds qu’à leur place, vu l’augmentation qu’ils ont eu, j’aurais fait pareil !

Elle me dit qu’il faut recruter plutôt des hommes, parce que sinon le risque de congé maternité pour les femmes, ça plombe les chiffres.

Je la regarde en silence, effaré, pour voir si elle se rend compte de ce qu’elle me dit.

— Je le sais, j’ai 3 enfants ! me répond-t-elle, croyant que je ne comprenais pas.

Le peu de conviction que j’avais sur le côté humain de l’entreprise s’évapore en un instant.

Je ne vois plus les consultants ou presque, je ne leur envoie que des emails alors qu’ils sont dans le bâtiment un peu plus loin.

J’ai l’impression de ne plus servir à rien.

Quelque chose s’éteint en moi.

Mais avant de poser ma démission, un dernier dossier me tient à cœur.

Une consultante veut passer à 80% pour pouvoir s’occuper de ses enfants le mercredi. Le client chez qui elle travaille est d’accord. On me dit que ça va plomber mes chiffres, je vais perdre 4 cases de facturées par mois !

A ce stade, je m’en fiche.

Je fais le parcours du combattant administratif pour faire passer le dossier.

Et ça passe.

La consultante m’envoie un email de remerciement très émouvant, ce sera ma lumière de l’année.

Quand on a vent de ma démission, les ficelles commencent à être tirées. Je vais laisser vacant un poste intéressant pour beaucoup de monde, ça s’active en coulisses.

Et un beau matin, je reçois un email du directeur général qui veut discuter.


— Jean-Philippe, t’es un bosseur, je le sais, je le vois, commence d’entrée de jeu le directeur. Si je t’ai invité à cette réunion, c’est pour comprendre pourquoi tu démissionnes.

Ma démission posée, je n’ai pas grand chose à perdre, alors je lui explique un peu nerveusement mais “cash”.

Le manque de moyens.

La politique.

Mais surtout le manque de vision pour l’entreprise.

Je me rends compte à ce moment-là que je suis en train de lui dire qu’il fait mal son boulot ! 🙂

Il m’écoute attentivement et me demande de préciser ma pensée sur la vision.

Je sors de ma sacoche un DVD, Invictus, et je le fais glisser vers lui.

— C’est un cadeau, lui dis-je.

Il me regarde, surpris et me demande :

— De quoi ça parle ?

— Je sais que tu aimes le rugby, que tu y as joué, alors je me suis dit que ça pourrait te parler. C’est la coupe du monde de Rugby en Afrique du Sud en 1994 et Nelson Mandela est fraîchement élu. Le film montre comment il soutient cet événement et l’équipe nationale.

Le directeur hoche la tête avec une petite moue sceptique.

Je continue.

— Son but, ce n’est pas que l’équipe nationale gagne la coupe du monde. Son intention, c’est de réunir le peuple sud africain derrière un but commun, après des années d’Apartheid. Il a une vision plus grande que l’événement, plus grande que le sport, plus grande que lui.

Je me rends compte que ma voix tremble un peu.

— Je vois ce que tu veux dire, me répond-t-il.

Et il commence une explication sur l’esprit du rugby, l’esprit de corps des joueurs, etc.

J’essaie de revenir sur le cœur de mon message.

En vain.

Une partie de moi sent que je suis passé à côté … ou bien que le message lui est passé au-dessus …

Qu’importe, j’aurais partagé ce que j’avais sur le cœur.


Je finis ma journée, serein, le cœur léger.

C’est à ce moment-là que j’ai l’idée de partir à l’étranger sans savoir encore que j’allais passer 4 ans en Nouvelle-Zélande (pays du Rugby 🙂 ).

En fait, ce dont je n’avais pas conscience à ce moment-là, c’est que, ce n’est pas dans l’entreprise que je ne voyais pas la vision, c’est en moi-même que je ne la voyais pas.

Je n’avais pas de vision de qui je voulais être.

Et il faudra que j’aille de l’autre côté de la Terre pour commencer à la trouver.

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10 réflexions au sujet de “Le jour où j’ai dit au directeur qu’il ne faisait pas son boulot”

  1. Bonjour Jean-Philippe ,

    Comme à l’habitude , c’est un formidable décodage .
    Une belle subtilité qui conscientise automatiquement.

    Merci
    Belle journée
    Evita

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  2. Bonjour Jean-Philippe et merci pour ce récit,
    Ce récit est particulièrement intéressant et parlant. Il faut défricher longtemps pour se rapprocher de soi.
    L’autre et les situations que nous vivons nous servent de miroir, nous aident à avancer.
    Tout déconstruire pour se reconstruire et enfin se trouver. Mettre de la distance (physique, géographique et mentale) nous rapproche de cet être unique et singulier que nous sommes. C’est alors en conscience que s’ouvre le chemin, celui que nous attendions demain.

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  3. Souvent et pt-être même la plupart du temps, ce sont ces malaises qui finissent par devenir des “mal-être ” et conduisent aux prises de conscience, choix et décisions vitales et cruciales pour soi-même et l’authenticité de notre Être véritable et profond.
    Je comprends !
    Merci

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