Justine tient son verre à la main en faisant attention à sa posture et en affichant un sourire professionnel.
Ce sourire, cela fait des années qu’elle l’a travaillé, un sourire vrai au début qui s’est transformé en sourire de façade pour lui permettre de naviguer deux décennies en entreprise.
Mais là, en cet instant, quelque chose ne va plus à l’intérieur.
Ce sourire lui demande beaucoup d’efforts.
Plus que d’habitude.
Cela fait 3 jours qu’elle assiste à des conférences sur l’avenir du monde du recrutement en entreprise, des interventions d’experts entrecoupées de rencontres et de “networking”.
Echanges de sourires, de cartes de visites, de tapes dans le dos et de pitchs pour vendre des outils ou des services. Les discours sont rodés, les ambitions claires.
Cela la fatigue, tout ce qu’elle veut c’est pouvoir explorer des idées ensemble, avoir des discussions intéressantes et authentiques et voir ensuite seulement ce qui peut en sortir.
A l’instant encore, un monsieur est venu lui présenter ses services de validation automatique de parcours des candidats, vérification et évaluation des diplômes et des précédents postes en entreprise.
— Et notre logiciel est doté d’une intelligence artificielle et vous donne une note directe pour le profil et son adéquation au poste ! s’exclame-t-il avec fierté.
Intérieurement, Justine lève les yeux au ciel, elle l’écoute quelques minutes et lui indique qu’elle n’est pas intéressée. Son interlocuteur tourne les talons aussi sec sans même lui demander ce qu’elle fait.
Justine croit à la connexion authentique, en discutant 10 minutes avec une personne, elle peut se faire une idée tout de suite si ça va marcher pour un poste donné. Sans même parler du CV de la personne !
C’est l’objet de son livre fraîchement publié : Le recrutement intuitif, trouver les talents au-delà des CVs !
Mais elle a l’impression de prêcher en plein désert.
Pour elle, les règles de recrutement que suivent les entreprises ne fonctionnent plus, elles sont obsolètes. Elles valorisent généralement la performance, la compétition, les diplômes, la capacité à bien parler et à se vendre.
Justine souhaite mettre en avant l’envie d’apprendre et de contribuer, l’écoute et l’empathie, la collaboration et l’équilibre en ayant une approche holistique de la personne au sein de l’entreprise.
Elle l’a fait, elle l’a expérimenté, elle sait que ça marche, mais au sein de son dernier poste, la résistance contre ses idées était devenue telle qu’elle a dû partir.
Aujourd’hui, à cet événement, elle pensait retrouver des pairs mais elle a l’impression d’appartenir à un autre monde.
Et elle observe tristement l’ancien monde qu’elle a quitté.
Elle le comprend mais elle n’y croit plus du tout.
Pourtant, elle se surprend parfois à vouloir jouer avec les règles de l’ancien monde, à valoriser son parcours, ses accomplissements pour impressionner ses interlocuteurs au parcours tout aussi impressionnants.
Mais dès qu’elle revient à ses idées de cœur, c’est comme s’ils ne la comprenaient plus.
Cela leur passe au dessus, c’est comme s’ils n’arrivaient pas à concevoir un monde différent de celui qu’ils ont contribué à construire.
Et Justine a le sentiment d’avoir un pied dans chaque monde.
Elle se sent tiraillée entre vouloir jouer un jeu auquel elle ne croit plus et convaincre que ses idées peuvent créer un avenir plus harmonieux.
— Vous n’avez pas bu une seule goutte de votre verre, semble-t-il ?
Justine se retourne, regarde son verre et soupire :
— En fait, je ne bois pas d’alcool, c’est simplement pour faire comme tout le monde, avoue-t-elle en riant.
— Pourtant, je vous ai entendue développer vos idées, vous n’avez pas envie de faire comme tout le monde !
— J’ai du mal à convaincre cela dit, confesse Justine, j’ai du mal parfois dans ce genre de rencontres, j’essaie de m’adapter mais je vous avoue que j’ai de plus en plus de mal.
— Oui je connais ça, je viens de quitter mon poste de journaliste, j’avais l’impression de me contorsionner pour rentrer dans un moule qui ne me convenait plus.
— Je comprends tout à fait, je m’appelle Justine au fait.
— Érine.
— J’ai beau essayer de convaincre que le recrutement doit changer, cela ne passe pas. Pour moi, les valeurs, les méthodes, les règles actuelles sont obsolètes.
— Oui, c’est tout le moule qu’il faut jeter ! s’exclame Érine en riant.
— Exactement, dit Justine en l’accompagnant dans son rire.
Justine regarde autour d’elle et enchaîne :
— Le problème, c’est que la plupart des gens sont dans l’ancien moule encore.
— Hmmm, la question, c’est combien de personnes essaient de se contorsionner dans cet ancien moule ? Parce qu’ils ne savent pas qu’il existe autre chose. Ils se sentent bloqués mais ils seraient prêt à faire autrement.
— Ils pensent devoir jouer selon les règles de l’ancien monde mais au fond d’eux ils n’y adhèrent pas, murmure Justine.
Érine acquiesce sans rien dire.
— Alors comment faire pour changer les choses ? demande Justine.
— Peut-être arrêter de vouloir changer l’ancien et simplement créer le nouveau. Simplement incarner ces nouvelles valeurs sans se soucier de l’ancien monde, vivre et faire vivre une alternative et en parler largement, répond Érine. Les gens découvriront qu’il est possible de faire autrement.
— Pour faire vivre cette alternative, je sais faire, mais pour en parler …
— Pour en parler, c’est moi qui sais faire ! termine Érine.
Elles échangent un sourire.
Et vous ?
Vous accrochez-vous à une ancienne manière de faire, vivre, travailler ? Avec pourtant des envies de faire autrement ?
Comment incarner encore plus ces envies ?
